PAIDEIA

Pour comprendre les mutations survenues dans l’éducation lors du passage de la modernité à la post-modernité, on peut partir de cette proposition du philosophe Jean-Claude Michéa : « En rabattant la figure du maître comme sujet supposé savoir, sur celle du maître comme oppresseur, on s’est donné, sous des apparences révolutionnaires, les moyens de détruire toute transmission du savoir critique » (L’enseignement de l’ignorance, 1999).

Une bonne partie de la philosophie post-moderne ‑ qui s’est voulu hautement révolutionnaire – s’est engouffrée dans cette impasse. Ce qui n’aurait pas été si grave si les philosophies post-modernes, critiquant ainsi la figure du maître, n’avaient ouvert ― sans nécessairement le vouloir ‑ un boulevard au déferlement de l’idéologie libérale du Marché dans l’éducation.

Il suffit de partir de la proposition centrale de ces idéologies post-modernes. Elle s’énonce ainsi : « L’école est une prison ». Elle se rencontre autant dans la philosophie de Foucault que dans celle de Deleuze et que dans la sociologie de Bourdieu.

On en trouve par exemple une occurrence dans cette proposition de Foucault dans Surveiller et Punir : « La prison ressemble aux usines, aux écoles, aux casernes, aux hôpitaux, qui tous ressemblent aux prisons ». Et si toutes ces institutions se ressemblent tant, c’est qu’elles relèvent d’une même lecture du pouvoir qui s’y exerce.

Les thèses de Bourdieu se présentent à bien des égards comme une version sociologique de l’approche philosophico-historique de Foucault. Le savoir est ainsi passé sous la coupe sociologique de Bourdieu en devenant un pur dispositif normatif par lequel une classe exerce sa domination sur une autre. Ce que Bourdieu énonce ainsi : « Toute action pédagogique est objectivement une violence symbolique en tant qu’imposition, par un pouvoir arbitraire, d’un arbitraire culturel » (La reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, 1970).

Quant à Deleuze, il s’est en quelque sorte employé à fournir une version post-psychanalytique de ces thèses en prônant une libération vis-à-vis des « grands Signifiants despotiques », ces signifiants maîtres, ces clefs de voûte transcendantes, ces impératifs catégoriques, ces centralités, ces phallus et ces noms du père. Car Deleuze voulait, de son propre aveu, produire des êtres (qu’il nomme « schizos ») seuls capables selon lui d’aller plus vite que le Marché. Deleuze croyait en effet pouvoir déborder le capitalisme, suspect de ne pas déterritorialiser assez vite et de procéder à des reterritorialisations dites « paranoïaques » (comme le Capital ou l’identité…) en lui mettant dans les pieds cette figure du schizophrène qui pouvait dérégler et affoler les flux normés en branchant tout dans tout. Ce que Deleuze n’avait pas vu, mais que nous voyons aujourd’hui, c’est que son programme, loin de permettre le dépassement du capitalisme, anticipait seulement sur son cours. Avant de devenir ces moteurs de l’anarcho-capitalisme contemporain, le hacker, le surfeur, le raider, le borderline, le queer et quelques autres susceptibles de dénier les grandes différences instituantes de l’humanité étaient des héros deleuziens ― à placer aux cotés des héros-limite foucaldiens. Tout se passe donc  comme si le nouveau capitalisme avait entendu la leçon deleuzienne. Il faut en effet que les flux de marchandises circulent de plus en plus vite et largement et ils le pourront d’autant mieux que le vieux sujet critique kantien avec ses impératifs catégoriques et le vieux sujet freudien avec ses fixations névrotiques seront remplacés par un être ouvert à tous les branchements, un nomade. Il apparaît donc que Deleuze ― et c’est tragique ‑ s’est fait rattraper par le nouveau capitalisme.

Face à ces thèses post-modernes, il était temps d’entreprendre une défense de la scholè.

Pour lutter contre l’ultra-libéralisme aussi bien économique que pédagogique, prônant le laisser-faire, il faut en repasser par la scholè (venue des Grecs) qui désigne un « ailleurs » dégagé de toute préoccupation de survie, travail et marché, dédié au loisir actif dans lequel le jeune individu n’apprend qu’une chose : maîtriser ses passions au lieu de s’y livrer.

Ce qui suppose un travail que le sujet, avec l’aide de plusieurs autres, fait sur lui-même, afin de ne plus être la proie de ses passions et de les domestiquer. Car, pour le Grec, le pire qui pouvait arriver à un homme est de tomber sous l’emprise de ses passions car sa raison est alors suspendue.

Pour les Grecs, l’école est le lieu où l’on apprend à ne plus pâtir de ses passions. C’est là que l’on s’astreint à les domestiquer pour se les rendre intelligibles à soi-même et communicables aux autres. Si ce lieu est nécessaire, c’est parce que l’homme est sujet à l’húbris (la démesure) : il se laisse spontanément porter par ses passions, comme l’égoïsme, tant prôné aujourd’hui.

L’école est donc le lieu où le sujet, comme tel sujet à la démesure, doit apprendre à rentrer dans la limite. C’est là où les autres de l’autre génération sont indispensables, tout simplement parce qu’ils sont passés par là et qu’ils ont appris les techniques de maîtrise. Platon, dans la République (livre III), évoque les trois figures du pédotribe pour le corps, du cythariste pour l’âme et du grammatiste pour le discours.

Toutes ces techniques peuvent être comprises comme des techniques d’action sur soi. Bref, la scholè est exactement ce qui permet de sortir de la prison qu’est soi-même et de devenir un sujet parmi d’autres sujets, apte à la critique.


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                                         Le divin marché
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