MÉTAPHYSIQUE (RENVERSEMENT)

Pour comprendre ce renversement, épisode décisif de l’histoire de l’Occident avec ses considérables conséquences sur le monde, il faut partir de loin : de l’opposition antique entre Amor Dei et amor sui. Dans La Cité de Dieu (XIV, 28, 1), vers 410, Augustin prophétisait que la terre des hommes serait, jusqu’à la fin du monde, le lieu d’affrontement de deux grands royaumes possibles, fondés sur deux amours bien différents : le premier procédant de « l’amour de Dieu poussé jusqu’au mépris de soi » (Amor Dei usque ad contemptum sui) et le second, de « l’amour de soi poussé jusqu’au mépris de Dieu » (amor sui usque ad contemptum Dei).

Cette opposition fondatrice peut se décliner sur bien des modes différents. Par exemple, Augustin lui-même lui substitue parfois l’opposition amor socialis et amor privatus :

De ces deux amours, dit-il, l’un est saint, l’autre impur. L’un tourné vers les autres [c’est pour cette raison qu’il est dit socialis], l’autre centré sur soi [d’où privatus]. L’un est soucieux du bien de tous, l’autre va jusqu’à subordonner le bien commun à son propre pouvoir en vue d’une domination arrogante. L’un est soumis à Dieu, l’autre rival de Dieu […]. L’un est amical, l’autre envieux. L’un veut pour autrui ce qu’il veut pour lui-même, l’autre veut soumettre autrui pour son propre intérêt (La Genèse au sens littéral, XI. 19-20).

La proposition positive sur l’Amor Dei se trouve en position majeure et la proposition négative sur l’Amor sui en mineure. Tant que ce rapport sera conservé, le grand récit fonctionnera et gardera toute son efficace auprès de ceux à qui il s’adresse. Mais dès qu’il sera inversé, nous passerons à autre chose.

Or, ce rapport a été renversé entre 1650 et 1750 selon des modalités qui l’on trouvera exposées dans La Cité perverse et dans L’individu qui vient...  : la proposition positive devenant progressivement mineure et la négative, majeure. En termes hégéliens, on parlerait de « travail du négatif ».

Entre ces deux dates, une suite d’auteurs se sont relayés pour relancer le pendule en amplifiant le mouvement, donnant à chaque relance toujours plus de force à l’amour de soi, jusqu’à un renversement complet de l’opposition.

Tout part de Pascal qui réaffirme l’opposition en laissant cependant un infime doute (la concupiscence pourrait produire un bel ordre). Puis ses élèves prennent le relai : Pierre Nicole, puis Pierre Le Pesant de Boisguilbert, son élève à Port-Royal. De là, on passe des Jansénistes aux Calvinistes, avec Pierre Bayle, pour aboutir à Bernard de Mandeville qui réhabilite entièrement l’amour de soi jusqu’à exalter les « vices privés » car ils produisent la « fortune publique ». Nous sommes en présence d’une vraie série puisque Mandeville a lu Bayle qui a lu Nicole qui a lu Pascal.

C’est ce grand renversement métaphysique qui a constitué le préalable à la révolution industrielle en levant l’obstacle moral.

La voie fut alors ouverte pour Adam Smith qui, d’un côté, affectera de dénoncer l’œuvre de Mandeville comme « licencieuse » cependant que, de l’autre, il en reprendra le grand principe en remplaçant le mot « vice » par « self love« .

C’est Sade à la fin du XVIIIe siècle qui conclut le mouvement de grand renversement de la métaphysique occidentale. Une autre religion est alors née, fondée sur le principe inverse, l’égoïsme, dont Sade fît immédiatement le prophète. Il n’eut plus qu’à qualifier de « sacré » ce qu’Augustin stigmatisait comme le comble de l’impur : « L’égoïsme, affirme-t-il, est la première des lois de la Nature, la plus juste et la plus sacrée » (La Nouvelle Justine, chap. III). Sade ne fit en quelque sorte que porter à son plein régime le principe des philosophes libéraux qui étaient convaincus qu’en s’appuyant sur le self love, ils permettaient enfin la réalisation du plan secret du créateur de la nature.

Sade semble en quelque sorte dire à ces philosophes : ne soyez pas timorés, si c’est l’égoïsme ce que vous voulez installer au poste de commande, alors allons-y ! Et il montre avec une évidence sans pareille à quoi le nouveau monde promis par cette nouvelle religion pourrait ressembler.

Génie noir de Sade. Il avait tout révélé. Il fallut l’enfermer vingt-sept ans de sa vie, puis le consigner après sa mort dans l’enfer des bibliothèques.


Pour en savoir plus, lire : La Cité perverse
                                         L’individu qui vient…