PIN UP

La pin up comme personnage philosophique.

La pin up naît en 1929, l’année de la grande crise. Pourquoi ?

Il est apparu à cette date qu’il n’y avait qu’une seule solution pour sortir le capitalisme de la crise de surproduction qui risquait de l’emporter : relancer la machine en satisfaisant, et non plus en réprimant, certaines passions. En d’autres termes, le capitalisme n’a pu surmonter la grande crise de 1929 qu’en démocratisant la jouissance, c’est-à-dire qu’en devenant un peu sadien sur les bords ou plutôt, compte tenu du puritanisme ambiant, crypto-sadien.

C’est exactement ce pas qu’a permis de franchir Edward Bernays, double neveu de Freud, devenu inventeur aux États-Unis du Spin ‑ c’est-à-dire de la manipulation des nouvelles, des médias, de l’opinion, des sentiments, des affects et autres éléments de la doxa. Ses débuts sont remarquables. Il répond à la demande d’industriels du tabac qui regrettent que les femmes ne fument pas. Bernays conçoit alors d’envoyer défiler un groupe de jeunes mannequins sur la 5e Avenue lors du fameux défilé de Pâques, le 31 mars 1929, en leur faisant allumer, devant tout le monde, des « torches of freedom ». Cet événement frappe les esprits. On se met à lier l’émancipation de la femme avec le fait qu’elles fument des cigarettes. Bref, l’association illusoire de la cigarette avec l’émancipation de la femme est un énorme succès et les femmes se mettent alors à fumer d’autant plus volontiers qu’elles croient avoir conquis leur liberté en dérobant aux hommes le petit phallus portatif qui était leur marque exclusive.

À ces pin up de chair et d’os de Bernays, vont bientôt s’ajouter les pin up représentées. Ce personnage culturel a lui aussi été inventé en 1929, notamment par les dessinateurs américains George Petty et Alberto Vargas. On ne s’étonnera pas, après l’épisode qui vient d’être évoqué, que l’un des premiers jobs offerts à cette pin-up fut de vendre des cigarettes (voir, par exemple, les célèbres planches et vignettes réalisées par George Petty dans les années 30 pour les cigarettes Old Gold montrant de superbes pin-up fumant aussi innocemment que perversement).

Ce personnage de la pin-up, inventé l’année même de la grande crise de 1929, est un élément essentiel à la compréhension d’une époque. Il signale l’entrée dans l’époque du capitalisme libidinal dans lequel nous vivons depuis trois ou quatre générations.

Une planche du calendrier Petty pour les outils Rigid, reprise comme couverture du Divin Marché.

Le calendrier fait par George Petty pour les outils Rigid, après-guerre, est, à cet égard, éloquent : nous nous retrouvons dans un espace pornographique certes soft, mais cependant très osé pour l’époque, où s’accouplent des machines et outils industriels de marque Rigid (ça ne s’invente pas) avec le corps féminin devenu corps productif et jouissant. Mais pas n’importe quelle jouissance : une jouissance répétée ad libitum, encore et encore. Dans ces différents tableaux, on peut voir le point d’articulation, le point G en quelque sorte, de la série machine ou outil industriel/ corps humain, moyennant un système complexe de pompes aspirantes et refoulantes, de manettes qu’on branle, bascule et redresse dans différentes positions, de tubes qui s’enfilent dans des orifices et de burettes qui lâchent de précieuses gouttes de lubrifiant. On obtient alors des tableaux un rien pervers, où l’on peut voir de superbes filles, joliment montées, y compris par des pinces à molette ou des machines à limer. Le pénis, voire même le phallus, elles l’ont, en même temps qu’elles le sont. Et c’est là tout ce qu’adore le pervers qui dénie la différence sexuelle en mettant à la place de ce qui manque à la femme ce qu’on appelle le fétiche, représenté en l’occurrence par l’engin de l’ouvrier ‑ au sens évidemment grivois que peut, par métaphore, avoir le terme d' »engin ».

Ces indications permettent de comprendre pourquoi il faut faire de la pin-up un objet philosophique de première importance. C’est en effet ce personnage culturel, devenu mythique, qui a véritablement sauvé le capitalisme de la crise de 1929 et, par là, changé le cours du monde. C’est la raison pour laquelle il manque un chapitre essentiel au fameux livre de Roland Barthes écrit en 1957, Mythologie. C’est ce chapitre que j’ai tenté d’écrire dans Le Divin Marché en tentant de montrer le rôle qu’a joué ce personnage devenu mythologique dans le sauvetage du capitalisme.

En effet, celui-ci aurait dû alors mourir, victime d’une crise majeure de surproduction. Mais la pin-up arriva et relança progressivement la machine en se montrant capable d’érotiser à outrance n’importe quel objet manufacturé que les consommateurs n’eurent plus qu’à acheter en masse, moyennant le formatage et l’exploitation industrielle de leur énergie libidinale. Le marché est ainsi devenu peu ou prou pornographe : il y avait une pin-up affriolante derrière, ou devant, chaque objet.

Les militants endurcis, s’il en reste, trouveront probablement cela difficile à admettre, mais il va bien falloir qu’ils l’entendent : c’est la pin-up, avec sa cervelle de moineau, qui a sauvé le capitalisme et a donc fini par remporter la partie contre Marx et toutes les grandes têtes pensantes qui avaient condamné ce système à une mort irrémédiable. Ce personnage était donc appelé à connaître un destin hors du commun. C’est pourquoi l’invention passera ensuite au cinéma, avec celle qui deviendra la plus célèbre des pin-up, Marilyn Monroe. Elle et toutes ses sœurs étant constamment mobilisées pour vendre tout et rien : des cigarettes, des outils, du parfum, des châteaux en Espagne, des pavillons de banlieue, des voitures, des tracteurs, des poids lourds, des voyages, des manteaux de fourrure, des dessous affriolants, du whisky, du rêve, c’est-à-dire tout et rien…

La pin-up, c’est l’héroïne de cette culture porno soft mais virant facilement au hard, qui s’est alors mise en place, pour faire le joint entre l’économie libidinale et l’économie marchande. La pin-up s’adresse aux deux sexes : l’objet dont l’homme est invité à s’emparer est le tenant-lieu métonymique de la pin-up, c’est-à-dire de la femme sexuellement parfaite ; l’objet présenté par la pin-up et acheté par la femme permettra à cette femme de devenir pin-up par procuration, c’est-à-dire sexuellement désirable. La charge sexuelle est donc extrême dans les deux cas.

La pin up nous a fait entrer dans une nouvelle étape de la libération des passions et de leur exploitation industrielle, caractéristique du capitalisme libidinal.


Pour en savoir plus, lire : Le divin Marché
                                         La Cité perverse.