MODERNITÉ/ POST-MODERNITÉ

La modernité connait son apogée avec les Lumières. Or, dans ce qu’il est convenu d’appeler « les Lumières », il y a en fait deux grandes sources : celle du courant allemand et celle du courant anglais — le courant français se situant entre les deux. Il ne faut pas confondre ces deux mondes : le courant allemand produit le transcendantalisme dont Kant reste l’expression la plus parfaite. Et le courant anglais, et plus précisément écossais (avec, entre autres, Hume pour l’aspect politique et Adam Smith pour l’aspect économique), donne ce qu’il est convenu d’appeler le libéralisme. Là où ces deux courants se distinguent, c’est sur un point capital : celui du mode de régulation morale à mettre en œuvre dans l’action ‑ soit tout ce qui concerne la raison pratique. Sur ce point, Smith et Kant, presque exacts contemporains, auront été de parfaits frères ennemis. Partant de la nécessité d’ajuster leurs objets respectifs sur la science newtonienne ‑ la physique sociale pour Adam Smith et la métaphysique pour Kant ‑, ils en sont arrivés à deux conclusions parfaitement opposées. Alors que pour Kant, il fallait absolument réguler ‑ la morale doit être fondée sur l’impératif catégorique consistant à se donner une loi à suivre dans la vie pratique ‑, pour Smith, il fallait surtout laisser faire, c’est-à-dire déréguler.

Cette distinction des deux Lumières posée, il devient plus aisé d’indiquer ce qui distingue la modernité de la post-modernité (concept venu des arts et recréé dans le champ philosophique par Jean-François Lyotard à la fin des années 1970 alors que le processus libéral est déjà bien engagé aux plans économique et culturel et qu’il est sur le point de connaître son heure de gloire politique avec l’avènement du couple Reagan-Thatcher).

La modernité, c’est l’équilibre instable entre ces deux courants opposés. Il aura duré un siècle et demi. C’est cette période au cours de laquelle les deux programmes, libéral et transcendantal, sont associés dans un équilibre conflictuel, se regardant en quelque sorte comme les deux chiens de faïence posés sur la grande cheminée de la salle d’honneur de la modernité républicaine et démocratique.

La post-modernité, c’est le rétrécissement toujours plus accentué de la zone transcendantale renvoyant à ce qui n’a « pas de prix, mais une dignité » (Kant) au profit du principe libéral selon lequel tout a un prix (Smith).

Autrement dit, la post-modernité commence au moment où le programme libéral des Lumières accouchant d’un individu aux passions-pulsions libérées triomphe au détriment du programme transcendantal qui visait la formation d’un individu non esclave de ses passions-pulsions et capable de penser et d’agir par lui-même.


Pour en savoir plus, lire : Le Divin Marché (chapitre 4)