GRAND SUJET

Ce concept de « grand Sujet » procède de Freud et de Lacan.

Freud, dans un texte aussi bref que décisif, parmi ses tout derniers (La scission du moi dans le processus de défense, 1938), avait fait l’hypothèse d’une la division subjective (la Spaltung) constitutive du sujet.

On peut comprendre cette division constitutive du sujet ainsi. Nous sommes des êtres clivés, ne se trouvant jamais vraiment, car, au moment même où l’on pourrait se trouver, on se perd dans l’Autre. Ce qui peut se dire ainsi : le petit sujet ($), être fini dans le temps et dans l’espace, mais mal fini dans le réel pour cause de néoténie (voir ce concept), doit supposer un être infini, parfait, un grand Sujet (S) pour trouver une assise sur laquelle se fonder. Ce qui peut se représenter par le schéma ci-contre.

Ce concept de « grand Sujet » procède également de Lacan qui a théorisé la structure de la division subjective : sujet/ Autre. Lacan a enseigné que supposer cet Autre, nous le pouvons puisque nous parlons.

Cependant Lacan n’a qu’occasionnellement abordé l’étude des effets spécifiques produits par la variation historique de l’Autre. Lacan a été, en ce sens, l’homme de son temps, c’est-à-dire l’homme des temps structuralistes qui ont privilégié la synchronie et négligé la diachronie. Or, l’Autre ne peut véritablement être perçu dans son historialité (l’histoire essentielle) que si l’on identifie et répertorie ses avatars différents dans la mesure où l’histoire humaine se caractérise par un renouvellement permanent de la figure de l’Autre. Ce qui a une conséquence majeure : l’Autre étant soumis à la variation historique, la condition subjective est elle aussi soumise à cette variation.

Portraits de grands Sujets

Le renouvellement des figures de l’Autre s’explique à partir de ce fait : ce grand Sujet qui n’existe pas, est d’un grand secours… jusqu’à ce qu’il devienne extrêmement embarrassant. C’est pourquoi, il faut tuer de temps en temps son Sauveur et le réinventer. Et, de fait, lorsqu’on se penche sur l’histoire, on trouve cet Autre dans tous les mondes possibles construits par l’homme. Soit sous la forme du Totem, par exemple, par quoi un groupe d’hommes se désignent une sorte de dominant (un ancêtre, un animal…). Soit sous la forme d’esprits ou d’âmes des ancêtres qui hantent les lieux où résident les hommes. Soit sous la forme de dieux immanents au monde qui, comme les dieux grecs de la Physis par exemple, interviennent sans cesse dans les affaires de l’homme. Soit sous la forme d’un Dieu transcendant comme dans les monothéismes qui figure un Père absolu, éternel. Soit même sous la forme de religions politiques, comme dans l’absolutisme royal qui a produit un grand Sujet, le Roi, avant que celui-ci, probablement trop grand, soit quelque peu raccourci au cours d’un épisode qui s’appelle la révolution française. Ce dont il est résulté un nouveau grand Sujet : le Peuple.

Tous ces Autres ont permis la fonction symbolique, c’est-à-dire d’une économie générale, dans la mesure où ils ont donné un point d’appui au sujet pour que ses discours reposent sur un fondement. Sachant que certains n’ont fait que de fugaces apparitions alors que d’autres, mieux construits, ont connu des destins millénaires.

Si, par hypothèse, on suppose correcte cette façon de décliner l’identité du grand Sujet, de poser les prémisses d’une histoire de l’Autre, il apparaît tout de suite que la distance à ce qui nous fonde comme sujet ne cesse tendanciellement de se raccourcir entre chacune de ces occurrences. Si l’on pose la série dieux (au pluriel, comme dans les polythéismes), Dieu (au singulier, comme dans les monothéismes), Roi, Peuple, on peut en effet scander certaines étapes clefs de rentrée de l’Autre dans l’univers humain : on passe de la distance infranchissable avec les dieux immortels dans le polythéisme, et de la distance infinie de la transcendance dans le monothéisme à la distance médiane du trône entre Ciel et Terre dans la monarchie (de droit divin), à la distance intra-mondaine entre l’individu et la collectivité dans la République…

Un nouveau grand Sujet : le Marché

Le dernier temps est celui de l’apparition du Marché comme nouveau grand Sujet. S’il est si nouveau, c’est parce qu’Il ne se présente plus comme l’ancien tyran qui opprimait les individus par le haut. Il agit en effet par le bas en jouant en quelque sorte le rôle de « grand dealer » (le Marché total) qui s’offre à satisfaire le consommateur, par définition toujours en manque. Que ledit consommateur soit homme, femme, vieux, jeune, hétérosexuel, homosexuel, noir, blanc, etc, peu importe dès lors que c’est un consommateur. Dans cette équivalence générale entre les individus, se trouve le fond de commerce — c’est le cas de le dire — de la démocratie de marché et de culture post-moderne de l’époque de la mondialisation.

Ce passage du grand Sujet au « grand dealer » indique un changement de structure important : le Marché n’est plus soutenu par un grand récit, mais par une addition à l’infini de petits récits égotiques. Le premier était répressif (« Tu ne dois pas… »), le second est incitatif (« Do it!). C’est justement pourquoi, même s’il est souvent présenté comme remède à tous les maux, le Marché ne vaut nullement comme nouvel Autre, dans la mesure où loin de prendre en charge la question de l’origine, il confronte chacun aux affres (qui ne vont certainement pas sans nouvelles jouissances) de l’auto-fondation. C’est là où se repère la limite fondamentale de l’économie de marché dans sa prétention à prendre en charge l’ensemble du lien personnel et du lien social. Ce n’est pas une économie générale, pas une économie symbolique, mais seulement une « économie marchande ». En d’autres termes, elle échoue à fonctionner comme économie générale dans la mesure où elle laisse le sujet face à lui-même pour ce qu’il en est de sa fondation.

On peut le dire autrement : les nouvelles jouissances offertes par le Marché s’avèrent saturées de nouvelles souffrances.


Pour en savoir plus, lire : L’art de réduire les têtes
                                         Le divin Marché