NÉOTÉNIE

L’homme est le seul des mammifères supérieurs qui naît notoirement inachevé. C’est un être à naissance prématurée, sujet à un très long maternage, incapable d’atteindre son développement germinal complet et cependant capable de se reproduire et de transmettre ses caractères de juvénilité, normalement transitoires chez les autres animaux.

Il existe tout un champ d’études, présent depuis l’aube de la civilisation occidentale, qui s’est penché sur cette question de l’inachèvement originaire de l’homme.

Depuis le début du XXe siècle, les anthropologues parlent, pour évoquer cette prématuration, de la néoténie de l’homme. Ce champ s’est ouvert avec les travaux de l’anatomiste hollandais Louis Bolk (« Le problème de la genèse humaine », 1926), continués par des auteurs de langue allemande comme Adolf Portmann et d’Arnold Gehlen, puis par le biologiste américain Stephen Jay Gould (Ontogeny and Phylogeny, 1977).

C’est donc par là que l’aventure du sujet commence, avec un être non advenu, incapable de se débrouiller seul ‑ nous l’appellerons donc le très-bas. Freud, pour sa part, avance ici le terme de Hilflosigkeit, qui se rapporte à la détresse originaire de l’homme, développé notamment dans Inhibition, symptôme, angoisse (1926). Ce que Lacan reprendra dès le stade du miroir en 1936 où il évoque la « prématuration spécifique de l’homme ».

Il y aura remédiation à cette détresse constitutive si moi, être fini dans le temps, dans l’espace et si mal fini dans le réel, je parviens à supposer un être infini par rapport auquel je me mets en position de tout devoir. Or, supposer cet être, je le peux puisque je parle et que parler, c’est aussi fabuler. Rien donc ne m’empêche d’inventer dans le discours ce qui n’existe pas dans le réel, mais dont j’ai besoin pour survivre. Car, si je le suppose, Lui, le Très-Haut, c’est-à-dire le grand Sujet, alors je pourrai me « sous-poser » comme son sujet. Il faut et il suffit donc que je conjecture un grand Sujet supposé tout savoir, tout pouvoir et tout voir pour que je trouve enfin ma place, comme sujet de cet être. Ce qui pourrait se formuler ainsi, de façon néo-aristotélicienne : l’homme est un animal raté, contraint au détour théologico-politique.

Autrement dit, la survie de l’homme, animal néoténique, manquant comme tel de nature, passe par la création d’êtres de surnature, c’est-à-dire d’êtres de culture qui, bien que n’existant pas, se révèlent dotés d’une puissante efficacité symbolique. Tel est donc le travail de la culture : il permet tout simplement la subjectivation et la socialisation en passant par la supposition de l’Autre, qu’il faut écrire avec un grand A. La majuscule n’est pas sans évoquer l’enseignement de Lacan concernant l’opération qui, reposant de manière fondamentale sur le langage, inscrit le sujet dans un rapport symbolique à l’Autre. Cette opération, Lacan l’a nommée métaphore du Nom-du-Père, conformément à la tradition patriarcale monothéiste qui lui a servi historiquement de structure culturelle (voir notamment le séminaire de 1955-56, Les psychoses). Le sens profond de cette métaphore est de suppléer au manque de fondement naturel pour l’homme en tant que sujet. Ce manque met tout individu de l’espèce humaine dans la position d’être orphelin – car in-fondé – jeté dans le monde, à la recherche d’une figure fondatrice qui du point de vue logique le précéderait : c’est cette opération symbolique qui lui permet d’advenir et de se soutenir en tant que sujet fondé par l’Autre.


Pour en savoir plus, lire : On achève bien les hommes
                                         Il était une fois le dernier homme.