ÉNONCIATION

L’énonciation correspond à ce système qui se situe à l’interface du sujet parlant et de la langue (usuellement définie par trois dimensions ayant chacune leurs règles : la phonologie, la sémantique et la syntaxe). Car il faut bien que la langue, comme système, et que le sujet prêt à parler se rencontrent. Pour que la langue soit mise en acte, autrement dit pour qu’elle se convertisse en discours, il faut d’abord que le sujet utilise un indicateur auto-référentiel, le « je », par lequel il se désigne lui-même comme sujet parlant. Or, ce « je » appartient à un système spécifique, le système énonciatif des personnes verbales qui transparaît en français à travers le système des « pronoms personnels ». Il y a énonciation lorsqu’un sujet dit « je » à un « tu » à propos de « il ». Cette donnée, à la fois triviale et fondamentale, détermine la condition de l’homme dans la langue et tout ce que l’on peut en dire. « Je », « tu » et « il » forment donc cette trinité spontanée, absolument immanente à l’usage du langage, c’est-à-dire une catégorie a priori dont aucun locuteur ne peut se passer dès lors qu’il parle. 

C’est le grand linguiste Émile Benveniste qui a mis au jour et exploré ce système (E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale I et II, 1966 et 1974). Il l’a fait selon l’approche structuraliste alors en vigueur en présentant cette relation de trois termes selon deux relations binaires qu’il a minutieusement étudiées : la corrélation de subjectivité entre « je » (marqué positivement) et « tu » (marqué négativement) d’un côté et la corrélation de personnalité entre « je-tu » ensemble (les personnes), et « il » de l’autre (la non-personne).

Ce système permet une fantastique mise en ordre du discours dans la mesure où il autorise l’expression symbolique fondamentale de la présence et de l’absence. Le « je » qui parle porte en effet avec lui la présence à soi caractéristique de la conscience réflexive, mais cette présence à soi ne peut jamais s’éprouver que dans une relation à l’autre, se manifestant par un rapport de co-présence entre « je » et « tu ». Cette co-présence ne peut, elle-même, s’établir que pour autant que les interlocuteurs aient fixé ensemble l’absence hors de leur champ, en l’affectant au « il ». Dans cette mise à distance se joue toute l’activité symbolique : la symbolisation commence en effet à partir du moment où l’on peut représenter ce qui est absent, c’est-à-dire le re-présenter : le rendre à nouveau présent. Dire « il » revient en somme à re-présenter, c’est-à-dire rendre présente l’absence.

Outre le temps avec les dimensions de la présence, de la co-présence et de l’absence, c’est aussi l’espace qui se trouve inscrit dans la triviale trinité linguistique, dans la mesure où le rapport « je-tu » pose un « ici » par rapport à un « il » qui est « là ». Symboliser, c’est justement cela : pouvoir parler de ce qui est là, de l’absent, pouvoir ramener et re-présenter « ici » ce qui est « là ».

Si l’espace symbolique n’inscrivait pas l’absence, cette absence se représenterait comme problème réel dans le champ de l’interlocution auquel est voué l’homme. Et si l’absence se présentait ainsi, elle apparaîtrait sous le mode de l’irruption, elle surgirait alors dans le champ même de la présence existentielle de l’homme, dans le champ interlocutoire, pour le détruire. Sans ce lieu tiers, les hommes en reviendraient au rapport « je »-« tu » qui, réduit à lui-même, deviendrait le lieu d’une base rivalitaire et concurrentielle propre au déploiement des relations d’amour-haine et de toutes les passions attenantes (cf. Lacan, Les psychoses, Séminaire III, 1955-56).

Même si on ne trouve aucune mention sur la forme trinitaire globale de la relation entre les trois pronoms personnels, il est évident que Benveniste s’en est approché de très près. C’est à partir de ses travaux que j’ai pu tenter de construire la relation entre ces trois termes comme une relation authentiquement trinitaire, telle que chacun ne peut se définir qu’en rapport avec les deux autres. Ce qui donne ce schéma :

Il y apparaît que le système énonciatif trinitaire n’est pas structuré à la façon du nœud borroméen cher à Lacan (tel que si l’on coupe un nœud, les deux autres se trouvent dispersés), mais à la façon de deux relations circulaires intriqués. Ce qui n’en fait pas moins une relation une relation authentiquement trinitaire.

Ce schéma fait également apparaître que la formule de l’énonciation, je parle à tu à propos de il, signifie aussi que « je » et « tu » ont à charge d’ « halluciner » ce tiers qui leur manque afin de trouver le remède à leur détresse, c’est-à-dire à leur quête de présence. D’un coté, « je » et « tu » supposent « il ». De l’autre, ils s’en déduisent. C’est pourquoi cette structure de l’énonciation est essentielle pour comprendre les différentes pathologies qui peuvent affecter le sujet parlant (névrose, psychose, perversion) — voir sur ce point La Cité perverse, chap. 3.

Ce système énonciatif trinitaire se fonde donc, en dernier ressort, sur le « il ». Normal puisqu’aucun espace de symbolisation n’est possible sans une assignation à résidence de l’absence, indispensable au bon fonctionnement du système symbolique des échanges entre les co-présents.

Pour comprendre les formes historiales que peut prendre ce « il », il faut passer du champ de l’énonciation à celui de la narration. On entre alors dans les grands récits qui se sont succédés pour tenter de donner une forme symbolique  à ce « il » (voir à ce propos le concept « grand Sujet »).


Pour en savoir plus, lire : Les mystères de la trinité
                                         La Cité perverse