Le terme pléonexie vient du grec (de « pleon », plus, et de « echein », avoir). Il signifie « vouloir avoir plus, plus que l’autre » avec, en grec, un sens qui dénote l’injustice, à la suite d’actions faites sur le dos des autres.
C’est une notion qui vient du cœur de la civilisation occidentale. C’est en effet au plus profond de la Grèce antique, dès la fin de la période archaïque et au tout début de la période classique, vers – 550, qu’a été identifiée cette tendance profonde de l’âme humaine (voir ce terme) : vouloir plus que sa part. Les travaux du grand helléniste Jean-Pierre Vernant en attestent. Dans Les Origines de la pensée grecque, il montre parfaitement contre quoi la philosophie a dû se constituer. Contre la pléonexie. En effet, si la philosophie est nécessaire, c’est parce que, sans elle et sans l’ascèse qu’elle permet, on se retrouve dans un état où :
« La richesse remplace toutes les valeurs […] car elle peut tout procurer […]. C’est alors l’argent qui compte, l’argent qui fait l’homme. Or, contrairement à toutes les autres “puissances”, la richesse ne comporte aucune limite : rien en elle qui puisse marquer son terme, la borner, l’accomplir. L’essence de la richesse, c’est la démesure ; elle est la figure même que prend l’húbris dans le monde. Aux formules de Solon passées en proverbe, “Pas de terme à la richesse” […], font écho les paroles du poète Theognis : “Ceux qui ont aujourd’hui le plus convoitent le double. La richesse, ta chrèmata, devient chez l’homme folie, aphrosunè […].” À la racine de la richesse, on découvre donc une nature viciée, une volonté déviée et mauvaise, une pleonexia : désir d’avoir plus que les autres, plus que sa part, toute la part. » (p. 80 et sq.).
La pléonexie relève donc d’une forme d’húbris, c’est-à-dire de démesure. L’húbris est une notion plus ancienne encore que la pléonexie. On la trouve en effet, avant la philosophie, dans les mythes grecs fondateurs. Ces mythes grecs se donnent en quelque sorte comme le discours de la phúsis, laquelle correspond aux forces de la nature avec lesquelles les hommes doivent composer. Les noms communs deviennent donc dans le mythe des noms propres. De sorte que la déesse Húbris, fille de la Nuit et d’Érèbe (divinité infernale née du Chaos), personnifie l’húbris, la démesure. On apprend par le mythe qu’Húbris fait couple avec Néménis, le châtiment. Car celui qui sort de la limite s’expose à être puni par les dieux pour être, plus ou moins brutalement, ramené dans la mesure, et afin d’être, en quelque sorte, remis à sa place, celle d’un mortel.
C’est ainsi qu’on trouve dans les mythes grecs beaucoup de personnages à húbris qui, comme tels, ont subi le châtiment. Par exemple, Prométhée, dont nous devons une version de l’histoire à Hésiode. Ou Tantale qui, selon Pindare, avait lui aussi volé aux dieux, de l’ambroisie en l’occurrence, pour donner ce mets divin aux mortels. Ce dont il sera châtié à son tour par un fameux supplice. Ou encore Icare, châtié pour être monté trop haut et s’être approché trop près du soleil. Ou encore un personnage que les sciences humaines et sociales connaissent bien puisqu’il s’appelle Œdipe. Œdipe dont la geste – sortir de la roue de la succession des générations pour s’allier à sa mère – a déclenché deux punitions. Celle qu’il s’administre lui-même en se crevant les yeux. Et celle que subit sa descendance, devenue maudite.
Il faut croire que l’enchaînement exploit hubrique – châtiment est resté au cœur de la culture occidentale puisqu’on retrouve le même mécanisme au fondement des théories anthropologiques du XXe siècle, avec l’interdiction de faire correspondre les relations d’alliance et les relations de filiation (la fameuse prohibition de l’inceste). Interdiction qui ordonne, selon Lévi-Strauss, toutes les formes de parenté, aussi diverses soient-elles. Ce qui signifie qu’il existe le plus grand rapport entre la prohibition de l’inceste et la prohibition de la pléonexie. Pourquoi ? Parce que ce sont des excès. Le premier a rapport à l’être de celui qui, ne se limitant pas à sa place dans la succession des générations, est puni. Le second a rapport à l’avoir de celui qui veut plus que sa part. Or la recherche de la richesse sans limites, ta chrèmata, devenant chez l’homme folie, aphrosunè, déclenche elle aussi un cycle de punitions qui menacent non seulement la maison (celle de Thèbes en l’occurrence) mais aussi et surtout toute Cité qui l’aurait autorisée.
Il est très remarquable que cette antique notion décrive parfaitement notre Cité contemporaine puisque le capitalisme actuel (le capitalisme financier) résulte d’une idée fixe : la richesse absolue. Qui ne peut déboucher que sur le châtiment.
Ce qu’avait déjà perçu Lacan, aux prémices de la dérégulation qui allait mener au capitalisme financier. En 1972, il avait mis en garde ses auditeurs, alors très politisés, et leur avait fait remarquer que « Le discours capitaliste, c’est quelque chose de follement astucieux (…), ça marche comme sur des roulettes, ça ne peut pas marcher mieux. Mais justement ça marche trop vite, ça se consomme. Ça se consomme si bien que ça se consume » (« Conférence à l’université de Milan », 12 mai 1972, inédit). Il voulait bien sûr dire que cela allait tout consumer — et nous avec.
Autrement dit, le capitalisme aujourd’hui, fondé sur la pléonexie, est structuré comme un délire (lequel se définit d’atteindre toujours le contraire de ce qu’il vise). Bref, ce vouloir toujours plus nous expose au risque de tout perdre (destruction des subjectivités, du lien social, du politique, de l’environnement). Sauf que les pléonexes seront les derniers à être punis, puisque les premiers à l’être sont et seront d’abord les autres.
Pour en savoir plus, lire : Pléonexie
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