Âme (psuché) et structure de l’âme

Pourquoi faut-il appuyer notre compréhension du monde actuel sur une « vieillerie » métaphysique comme celle de l’âme, tant décriée, voire raillée par les perspectives modernes, comme par exemple en sciences cognitives ? Tout simplement parce que la théorie de l’âme dont il va être question articule les deux dimensions dans lesquelles se déploie toute la vie humaine : la pulsionnalité et la symbolicité.

Or, la philosophie occidentale possède à ce propos un trésor : la théorie antique de l’âme (psuché) de Platon, présentée dans plusieurs textes, notamment le Phèdre et La République. Il s’agit une topique tripartite de la psyché qu’on retrouve, à quelques nuances près chez Aristote, puis dans les théologies chrétiennes. Et même après que l’âme a été réunifiée par Descartes (pour se trouver opposée au corps), cette théorie de l’âme tripartite restera sous-jacente jusqu’après Les Lumières, jusqu’à Freud.

L’âme, la psuché, est en effet constituée pour Platon de trois parties. C’est dans l’épithumétikon (ou « l’âme d’en bas », situé dans le bas-ventre) que naissent des épithumiai, des pulsions ou passions (voir ce terme). Parce que cet épithumétikon est sans fond et demande toujours plus (« c’est une jarre percée » dit Socrate), il doit être tempéré et discipliné par le logistikon, (souvent dit « âme d’en haut »), siège du logos. Enjeu de cette lutte entre la troisième et la première âme : l’âme intermédiaire, le thumos, l’élément irascible situé dans le cœur. Il est susceptible d’emportement et de colères dévastatrices lorsque domine l’âme d’en bas, mais également capable du courage qui fait les héros, les héros de la cité, lorsqu’il est mis au service de l’âme d’en haut. Le thumos, c’est donc un élément baladeur qui peut aussi bien verser du côté de l’épithumétikon que de celui du logistikon, c’est-à-dire du côté de ce qu’on appelle aujourd’hui la pulsionnalité ou du côté de la symbolicité.

Pourquoi faut-il que l’âme d’en haut domine ? Parce que, comme tous les grands textes de la Grèce ancienne, l’affirme : c’est le seul moyen d’échapper à l’esclavage, le pire des esclavages, celui que le sujet s’imposerait alors à lui-même. Par exemple, Xénophon, dans l’Économique, dit que les intempérants, ceux qui sont mus par leurs épithumiai, « sont esclaves de maîtres vraiment durs […]. Ceux-ci règnent si durement sur les hommes qu’ils viennent à dominer que, tant qu’ils les voient jeunes et capables de travailler, ils les contraignent à leur apporter tout le fruit de leur travail » (I-22).

S’il faut absolument quelque chose pour contrebalancer ces épithumiai (ces pulsions qui, comme telles, poussent à vouloir toujours plus), c’est que ces pulsions possèdent une caractéristique très spéciale. Elles sont en effet « sans limites ». Aristote l’explique très bien dans l’Éthique à Nicomaque : « La pulsion est insatiable et tout l’excite chez l’être dépourvu de raison ; l’exercice de la convoitise en augmente la force initiale, et si ces convoitises sont grandes et en nombre excessif, elles peuvent aller jusqu’à exclure la réflexion » (III-15. 1119 b3). On voit là se profiler à l’horizon le châtiment pour qui s’abandonne aux pulsions : la destruction, voire l’autodestruction de l’intempérant.

Ce qui est remarquable en Occident est la grande permanence avec laquelle on a décrit, de Platon à Freud, la structure tripartite de l’âme. Épithumétikon / thumos / logistikon, du côté de Platon et ça / surmoi / moi, du côté freudien. Cette continuité a été souvent occultée pour des raisons hagiographiques : il fallait présenter Freud comme le découvreur de la psuché, alors même que Freud n’a pu forger sa théorie révolutionnaire, la psycho-analyse, qu’en revenant aux fondamentaux grecs de la psuché. Fondamentaux auxquels il avait été introduit durant sa formation (notamment entre 1873 et 1876) par son professeur à l’Université de Vienne, le philosophe Franz Brentano, excellent connaisseur de la psuché grecque. Une rencontre si marquante d’ailleurs que Freud avait été jusqu’à penser pouvoir faire une thèse de philosophie avec Brentano… avant de s’apercevoir que celui-ci refusait l’hypothèse de l’inconscient.

Ces deux séries sont en effet apparentées. 1° Le ça (réserve pulsionnelle) correspond, sans contexte possible, à l’épithumetikon. 2° Quant au moi (le Ich freudien), il hérite du Je transcendantal kantien, qui hérite lui-même du logistikon grec, lieu de la délibération critique. 3° Enfin, le thumos et le surmoi présentent le même clivage : chacun possède une face répressive (« Tu dois te limiter dans la pulsion » ‑ ce que Freud développera longuement dans Malaise dans la civilisation (1929) et une face incitative qui intime au sujet de ne pas se retenir quoi qu’il arrive (Lacan, qui a développé cet aspect notamment dans L’éthique de la psychanalyse (1959-60), parle alors de la face « féroce et obscène » du surmoi).

C’est donc toujours une machinerie psychique ternaire qui doit contenir (au double sens de ce verbe) ce dont elle s’alimente : l’excès pulsionnel initial. Sinon la machine explose.

C’est justement ce qui est en ce moment en train de se passer. Autrement dit, cette théorie antique de l’âme permet de comprendre comment fonctionne aujourd’hui le capitalisme. Le Marché, à l’époque du capitalisme total, est en effet, cette instance qui promet d’offrir constamment à chacun tout objet manufacturé, tout service marchand, tout fantasme produits par les industries culturelles afin de satisfaire toutes les appétences quelles qu’elles soient. De sorte que la civilisation occidentale est passée d’une nécessité de contrôle des passions et des pulsions à l’exploitation industrielle de l’âme d’en bas. Nous sommes en présence d’un tournant civilisationnel qui correspond à ce qu’on appelle le tournant libidinal du capitalisme où le Marché joue le rôle d’un surmoi féroce et obscène qui s’adresse à chacun en proférant ce commandement : « Jouis ! ».


Pour en savoir plus, lire : Il était une fois le dernier homme
                                         L’individu qui vient…
                                         Pléonexie