LOGIQUES UNAIRE, BINAIRE et TRINITAIRE.

 

La LOGIQUE UNAIRE…

… ne repose pas sur une relation différentielle entre deux termes, mais sur une identité telle que ces deux termes renvoient en miroir l’un à l’autre. Ce qui ouvre le champ des logiques auto-référentielles, remarquablement étudiées par le philosophe des sciences Douglas Hofstadter dans les années 1980 (qui distingue l’auto-référence faible -les deux termes sont légérements différents- et l’auto-référence forte -les deux termes sont indentiques)
C’est une logique de ce type qu’on trouve au fondement du discours théologique puisque la figure principale, Dieu, se trouve défini par rapport à lui-même, comme dans l’énoncé biblique: « Ehyeh ascher ehyeh » (« Je suis celui qui suis » de Exode III 14). On la trouvera aussi, beaucoup plus tard, à l’œuvre dans la définition linguistique moderne du sujet parlant : « Est je qui dit je » (que Benveniste propose dès 1945, se souvenant probablement du YHWH de son enfance rabbinique).Ce transfert de la définition autoréférentielle du grand Sujet vers le petit sujet témoigne évidemment de changements considérables et hautement problématiques. Par sûr en effet que le petit sujet puisse supporter ce que le grand Sujet (le Dieu) supportait pour nous. Car l’auto-engendrement unaire  porte le sujet aussi bien à l’expansion infinie (l’En-sof des cabalistes, littéralement « sans limites », « sans fin ») qu’à une régression sans terme (l’ayin, « néant »). Ce qui explique que, chez eux, la Création procède du Néant et puisse y retourner.

Or, c’est justement cette logique unaire qui a été mise en œuvre dans les textes d’un des plus grands écrivains du XXe siècle, écrits dès la fin de la seconde guerre mondiale : Beckett. Dans ces récits beckettiens, plus le narrateur se trouve pris dans une prolifération discursive infinie, moins il peut se saisir lui-même, jusqu’à devenir « innommable ».

Ces deux propositions, l’une linguistique, l’autre littéraire, sont, si on les met en série, d’une immense portée philosophique et métaphysique. Elles laissent en effet penser qu’avec la destitution du grand Sujet qui avait assumé pour nous cette insoutenable forme unaire, l’horizon historial qui s’ouvre alors au petit sujet débouche sur une irrémédiable folie. J’ai ainsi cru pouvoir montrer que le nouveau sujet, le sujet post-moderne, se caractérise en effet de ne plus savoir où, quand, qui et combien il est.

Or, cette atteinte à la première personne du singulier est aussi, ipso facto, une atteinte à la première personne du pluriel. Le nous peut aussi, dès lors, se trouver envahi de discours délirants. C’est la une thèse que j’ai tenté de développer dès 1996 dans Folie et démocratie.

Vingt ans plus tard, en 2016, dans La situation désespérée du présent me remplit d’espoir, j’établissais le constat selon lequel notre monde se trouve désormais pris dans trois délires concurrents (voir ce terme).

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J’ajoute que cette forme unaire se laisse très peu saisir par la logique classique ou la logique binaire (notamment dans les cas d’auto-référence forte). Mais, si on ne peut la démontrer, on peut la montrer. Par exemple sous la forme d’une figure topologique, comme le ruban dit de Möbius (présenté en 1858 par le mathématicien August Ferdinand Möbius, au moment même où George Boole présentait son algèbre binaire). Ce ruban ne possède qu’une seule face contrairement à un ruban classique qui en possède deux. Lacan, particulièrement agile pour passer d’une logique à l’autre, a beaucoup utilisé cette figure, notamment pour rendre compte de la division constitutive du sujet.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La LOGIQUE BINAIRE…

… se comprend aisément à partir de  l’organigramme de programmation ou programme. Implanté sur un ordinateur, ce programme se caractérise de contenir un enchaînement d’opérations. Dont chacune repose sur une condition, qui peut être satisfaite ou non (oui / non). C’est-à-dire vraie ou fausse.

Selon la réponse, s’enclenchent une décision. Laquelle, cumulée aux précédentes, permettra de mener l’exécution du programme jusqu’à son terme.

La logique binaire vient de la logique classique car cette dernière est bivalente : une proposition étant soit vraie, soit fausse, on peut la représenter la vérité de cette proposition par un chiffre binaire. Les premiers pas remontent Leibniz qui, en 1703, a publié un exposé sur le système binaire devant l’Académie des sciences de Paris. Un progrès décisif sera accompli par George Boole, mathématicien britannique, dans les années 1850-60, avec la création de l’algèbre binaire dit de Boole. Cette algèbre sera ensuite utilisée en 1938 en téléphonie par Claude Shannon, ami de Claude Lévi-Strauss, avant d’être adoptée par l’informatique.

Cette logique binaire a été introduite dans les sciences humaines par la phonologie structurale (inventée par R. Jakobson et N. S. Troubetzkoy dans le cercle de Prague durant les années 1920-30). Dans ce champ, le son a cessé d’être un objet linguistique en soi pour devenir membre d’un système où les différents sons entretiennent des relations différentielles entre eux (ils deviennent alors des phonèmes, en nombre fini dans le système). Par exemple, le /p/ et le /b/ seront différentiellement définis : ils présentent des traits identiques quant à la vélarité (oui), la labialité (oui), la nasalité (oui), etc., mais non sur la sonorité : le /b/ est sonore, le /p/ ne l’est pas.

C’est en entendant Jakobson présenter ses travaux de phonologie à la New School for Social Research de New York dans les années 1940, pendant la guerre, que Lévi-Strauss aura l’idée de transposer la logique des phonèmes et d’inventer les mythèmes qu’il désignera comme les unités de base du mythe, désormais défini par l’ensemble de ses versions.

Le structuralisme, fonctionnant sur l’opérateur binaire, était né et allait connaître un développement considérable. À l’aide du simple opérateur binaire, en lui-même vide de sens, les grands textes se sont recomposés à vue. La vieille philosophie cédait le pas aux « sciences humaines ». La différence entre celles-ci et celle-là est à rapporter au travail du petit opérateur. Grâce à lui tout redevenait neuf : l’économie politique, la littérature, les systèmes de parenté les plus touffus, les récits les plus contradictoires et les plus profus, les profondeurs sans fond de la psyché (Ψυχη), l’organisation et la généalogie de nos discours… L’opérateur binaire mettait tout en ordre ; le chaos devenait système de communication, langage, discours… Les formes les plus opaques ou même les plus folles devenaient réductibles à des réseaux binaires, donc intelligibles. Soumis à l’opérateur binaire, l’objet ‑ quel qu’il soit (énonciation, inconscient, récits, systèmes de la mode, de la connaissance, etc) ‑ devenait langage ou plutôt « structuré comme un langage ».

Non seulement les pratiques sociales devenaient discours, mais même les profondeurs de notre bios répondaient au petit opérateur, de sorte de l’ADN lui-même devenait discours.

Jakobson notait en effet que « le code génétique et le code verbal sont fondés sur l’emploi d’éléments discrets [discrets : pouvant être réduits à deux valeurs comme « oui/non » ou « 0/1″] qui, en eux-mêmes, sont dépourvus de sens, mais servent à constituer les unités significatives minimales, c’est-à-dire les entités dotées d’une signification qui leur est propre dans le code en question » (R. Jakobson. Essais de linguistique générale II, 1973. Cf. Chap. I.) L’informatique, comme telle binaire, allait donc servir à rendre compte de et à intervenir dans l’ADN, pour le réécrire.

 

 

 

 

 

 

 

La LOGIQUE TRINITAIRE…

… implique un ensemble de trois termes où chacun ne peut se définir que par la relation qu’il entretient avec les deux autres. Cette logique a, évidemment, des origines théologiques puisqu’elle était à l’œuvre dans la trinité chrétienne qui a occupé nombre de penseurs pendant plus de mille ans. Mais elle a été aussi à l’œuvre dans la modernité, notamment chez Charles Sanders Peirce (1839-1914), sémiologue américain, considéré, avec Ferdinand de Saussure, comme l’un des pères de la sémiologie. Si Saussure inclinait du côté de la binarité, Peirce se situe nettement du côté de la trinité. Car tout, chez Peirce, se répartit en trois classes. Tout est, selon son propre terme, trichotomie. La définition du signe chez Peirce en « icône, indice et symbole » est l’exemple le plus connu de ce fonctionnement « trichotomique ». Mais elle n’est qu’un exemple : il n’y a pas, dans les dizaines d’articles laissés par Peirce, d’études qui ne s’appuient sur le principe triadique. Ce n’est pas un hasard car toute la réflexion de Peirce prend appui sur une critique de l’algèbre de Boole qui, on l’a dit, a donné le branle au mouvement qui allait conduire à la logique moderne et à l’alphabet binaire des langages-machine de l’informatique. A partir de la critique de l’algèbre de Boole, Peirce développera une logique propositionnelle où il faisait usage d’un troisième terme qui deviendra plus tard le « rejet » ou « bi-négation » : « ni – ni -« . On sait maintenant que ce qui sera nommé « logique trivalente » après les travaux de Lukasiewicz en 1920 et de Post en 1921 (ajout, au côté des deux valeurs du vrai et du faux d’une troisième valeur, la « possibilité » ou « contingence ») doit, en fait, être daté des travaux de Peirce où était élaborée une « logique triadique ». De cette logique, il ressort que, si on peut toujours décomposer une relation trinitaire en relations binaires, on ne peut jamais recomposer une structure à trois termes à partir de relations binaires (C.S. Peirce, Ecrits sur le Signe, 1978). Le fait de passer par des relations binaires représente une sorte de pis-aller théorique et pratique qui ne doit pas un instant faire oublier l’efficace du Trois.

Cette efficace du Trois peut notamment se repérer dans la pragmatique narrative en général reposant sur le triangle pragmatique, caractérisant ce que J.F. Lyotard appelait le « savoir narratif » (Cf. J.F. Lyotard, La condition postmoderne, 1979, Chapitre 6). Soit ce savoir qui ne se donne pas dans l’ordre du vrai ou du faux. Qui n’appartient pas à l’ordre du savoir scientifique, ni aux connaissances qui en dépendent. Le savoir narratif ne se rapporte pas en effet aux « énoncés dénotatifs; il s’y mêle les idées de savoir-faire, de savoir-vivre, de savoir-écouter; il s’agit d’une compétence qui excède la détermination et l’application du seul critère de la vérité ». Le savoir narratif intéresse au premier chef notre capacité à raconter. Lyotard note ainsi que, dans les récits, peuvent être isolés des marqueurs pragmatiques (de qui le locuteur actuel tient-il l’histoire, à qui la destine-t-il ?) qui forment des instructions pragmatiques. Ces instructions pragmatiques marquent l’actualisation d’un récit, en le situant par rapport à sa version antérieure et à sa version ultérieure, entre ce qui fut et ce qui sera : elles règlent les modalités de transmission et d’apprentissage du récit en installant l’actuelle version dans le temps présent. Ainsi les récits s’ouvrent et se referment sur des énoncés fixes d’annonce et de clôture disant en substance : « Je vais te raconter l’histoire que je tiens de il ». Dans cette structure, le narrataire devient un narrateur potentiel.

Ce qui fait apparaître une forte homologie entre la structure de l’instruction pragmatique et la structure des personnes verbales où « Je parle à tu à propos de il« . D’un côté, nous sommes dans une suite diachronique telle qu’un sujet passe du « tu » au « je », puis du « je » au « il » et, de l’autre, nous sommes une structure synchronique. Le triangle pragmatique est une série, ternaire, et le système constitué par « je », « tu » et « il » est un ensemble, trinitaire. L’une et l’autre sont des occurrences -trinitaire et spatiale pour l’une, ternaire et temporelle pour l’autre- d’une même structure fondamentale de la symbolisation.

À noter que cet ensemble trinitaire s’organise à partir du « il », l’absent qui rend possible la co-présence des deux autres, « je » et « tu ». Ce « il » tient son éminente place de ce qu’il a assumé la périlleuse forme unaire qui juxtapose l’expansion sans limite et la régression sans fin. Tenir cette place évite donc aux sujets co-présents (le « tu » et surtout le « je ») de s’y trouver. Ce qui est assez cartésien. Descartes disait en effet qu’il suffit de poser une « substance infinie » pour permettre et l’ego cogito et  l’ego sum (Principes de la philosophie, I. 7, 1644). Je soutiens pour ma part qu’il suffit de supposer un être unaire (auto-référé, défini par lui-même) et de l’insérer dans une relation trinitaire pour que cet être se transforme aussitôt en repère unitaire faisant référence pour deux autres êtres.

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Il était extrêmement tentant à partir de là de montrer que les formes théologiques de la trinité (comme la trinité chrétienne) n’étaient en quelque sorte qu’une transcendantalisation (sublime) des formes immanentes qui étaient à l’œuvre dans la parole ordinaire et dans le récit. Tentation à laquelle je dois avouer que j’ai cédé au cours de la rédaction des Mystères de la trinité.

 J’ajoute que cette forme trinitaire, tout comme la forme unaire, se laisse très peu saisir par la logique classique ou la logique binaire.

Cependant, si on ne peut la démontrer, on peut la montrer. Par exemple sous la forme d’une figure topologique, comme le nœud borroméen, dont les premières figurations connues remontent au XIIIe siècle (on pouvait en voir une dans la Cathédrale de Chartres jusqu’à l’incendie de 1940 qui a détruit ce document).

Voir aussi ci-dessous cette figuration dans le Traité d’iconographie chrétienne de Mgr Barbier de Montault (1898).

Lacan, particulièrement agile pour passer d’une logique à l’autre, a beaucoup utilisé et travaillé sur ces figures topologiques, notamment pour rendre compte du nouage entre les trois ordres du réel, de l’imaginaire et du symbolique.

Pour en savoir plus, lire : 
– Le bégaiement des maîtres
– Folie et démocratie – essai sur la forme unaire
La situation désespérée du présent me remplit d’espoir
 

– Les mystères de la trinité (cf. dernier chap. sur le binaire)
– On achève bien les hommes

 

– Les mystères de la trinité

Ces trois logiques posées, il était tentant de concevoir la civilisation, non pas comme un Choc de civilisations différentes (Samuel Huntington,1996), mais comme le lieu d’affrontement privilégié de ces logiques. Ce qui, au plan stratégique, donnerait trois mondes en lutte :

  • Un monde où les tenants du vieux Tiers, caricaturalement brandi par les fondamentalismes, ne cessent d’annoncer le renouvellement de l’archaïque Alliance avec le Dieu unique
  •  Le monde conquérant du binaire où l’esprit et le corps paraissent entièrement reconfigurables  par les algorithmes
  •  Le monde unaire en proie à différents délires allant et venant de l’expansion infinie au néant. Ce monde unaire se présente aujourd’hui sous trois formes : 1° le délire occidental  qui veut la richesse infinie, même au prix de la dévastation du monde, 2° le délire islamiste qui veut la pureté absolue, fût-ce au prix de l’absolue souillure, 3° les délires fascisants qui veulent restaurer l’identité de souche de la nation, même au prix de guerres civiles détruisant cette nation.

Quant aux issues possibles de ces homériques et néanmoins très actuelles luttes entre unaire, binaire et trinitaire, il va de soi que je serais très heureux de vous fournir la réponse… contre le virement à mon compte offshore de la modique somme de 50 BitcoinSign.svg.  Notez bien que le BitcoinSign.svg, le bitcoin, est une monnaie (du grec nomos, « loi »), en l’occurrence une monnaie virtuelle qui rend fou, et que, dans ce mot, il y a bit (unité d’information binaire en anglais). On peut le dire autrement : les anciennes monnaies étaient trinitaires (elles portaient à l’avers un tiers en effigie), les nouvelles sont binaires – ce qui constitue un élément de réponse à la question posée…