Un itinéraire philosophique

Il y a des gens qui savent où ils vont. Ils partent de A pour aller en B. Ce fut différent pour moi. Partir, certes, je le devais. Mais pour aller où ? Cela,  je ne le savais pas. Sauf qu’il fallait que je consente à l’appel du large, là où soufflaient dans les années 60 tous les vents de la culture, pour me lancer à l’aventure. Et ce n’est qu’après un long périple que je peux reconstituer ce qui aura été finalement mon itinéraire. Lequel m’apparaît en définitive étonnant de cohérence compte tenu des multiples aléas rencontrés en cours de route.

Des ajustements certes. Mais, dans ce qui aura été ma vie intellectuelle, pas de grands remaniements, pas d’immenses repentirs obligeant à tout reprendre, pas de ces bifurcations tragiques où l’auteur reste longtemps planté là en attendant de meilleurs auspices. Rien que des déploiements, certes contingents, mais hautement cohérents. Comme s’il y avait eu en moi un instance qui veillait et surveillait. Au point que je n’ai eu qu’à me faire scribe de cette « cause ».

Ça a commencé très tôt. Lorsque mon premier éditeur m’a accueilli en me présentant mon premier livre, je me suis senti comme un imposteur. Ce n’était pas moi qui avait écrit ce livre, c’était l’« autre ».

Et ça a continué. Lorsque le « scribe » avait écrit toute une journée jusqu’à ne plus savoir que faire devant les problèmes rencontrés, il ne lui restait plus qu’à aller dormir du sommeil du juste. Et, le lendemain, il se réveillait avec en tête le programme précis d’écriture,  contenant le raisonnement et les expressions exactes, dont il devait absolument s’acquitter dans la journée.

Je me suis habitué à cet état et je fais maintenant comme si c’était moi qui avait écrit tous mes livres. J’essaie en somme d’en être à la hauteur et d’en être l’auteur.

Je laisserai chacun juger de cette cohérence en traçant ces quelques lignes tentant de rendre compte d’un voyage au long cours qui m’a conduit dans maints paysages : philosophiques, littéraires, psychanalytiques, politiques, métaphysiques, artistiques… Je suis sûr aujourd’hui d’au moins une chose : il fallait que j’accomplisse ce parcours. Ou plutôt que j’y consente.

Ma vie intellectuelle active, c’est-à-dire publique (autrement dit, avec des publications), a commencé par un retour critique (que je devais bien à mes maîtres) sur le paradigme qui s’imposait dans les sciences humaines et sociales au moment de mes années de formation : le structuralisme, dominant jusque vers 1975.

Ce retour critique ne m’a cependant jamais conduit à complètement renier le structuralisme pour la simple raison que ce dernier a d’emblée permis d’améliorer sensiblement la lisibilité de phénomènes jusque là obscurs. En effet, tout ― les récits, l’inconscient, la mode… ― devenait alors « structuré comme un langage », c’est-à-dire quelque peu lisible. Cette puissance du structuralisme venait de ce qu’il fonctionnait sur un seul et puissant opérateur de pensée : le binaire ― du type « cru/cuit », comme en atteste le titre même du premier tome des Mythologiques, l’ouvrage phare de Claude Lévi-Strauss publié en 1964 : Le Cru et le Cuit. Cet opérateur binaire, qui avait gagné les sciences humaines et sociales, venait bien évidemment d’ailleurs : des sciences dures et de leurs applications. En l’occurrence, de la montée de l’informatique et de la cybernétique à partir de la fin de la seconde guerre mondiale.

Or, il m’est apparu que ce binarisme, si puissant qu’il paraisse, occultait deux autres opérateurs de pensée également à l’œuvre dans les systèmes symboliques constitutifs de la ou des cultures humaines, à savoir l’unaire et le trinitaire.

L’unaire est une structure à un seul terme dont rend compte aussi bien l’énoncé biblique « Ehyeh ascher ehyeh » (« Je suis celui qui suis » de Exode III 14) que la définition linguistique moderne du sujet parlant « Est je qui dit je » (proposée par Benveniste dès 1945). La logique auto-référentielle qui sous-tend ces énoncés a été bien étudiée par le philosophe des sciences Douglas Hofstadter dans les années 1980. C’est une logique paradoxale puisque lorsqu’on définit un terme par lui-même, à la fois tout est dit et rien n’est dit. C’est une logique de ce type que l’on trouve, par exemple, dans le champ de la mystique juive explorée par Gershom Scholem, l’ami de Walter Benjamin où, lorsque Dieu se révèle au monde jusqu’à être le monde, il reste cependant caché en lui-même.

Quant au trinitaire, il correspond à une structure à trois termes comme en atteste aussi bien les grands systèmes narratifs (dont la théologie, pas seulement chrétienne) que le système d’énonciation dans lequel doit entrer tout sujet pour prétendre parler en son nom : il faut que ce dernier dise je à un tu à propos d’un il. Soit trois termes, liés et irréductibles l’un à l’autre. Dès lors, ce il est pensable comme un tiers qui doit être fixé (par des grands récits, par exemple comme « père symbolique ») pour que deux sujets parlants (je et tu) puissent échanger entre eux. Il m’est alors apparu que cette forme trinitaire définissait le cœur du système énonciatif (nécessaire aux mécanismes de subjectivation) et constituait ainsi une archi-socialité (nécessaire aux mécanismes de socialisation).

J’ai tenté de rendre compte de ces trois structures dans deux livres : pour l’unaire, dans Le bégaiement des maîtres (1988) et, pour le trinitaire opposé au binaire, dans Les mystères de la trinité (1990).

Dans Les mystères de la trinité, j’ai tenté de montrer qu’une mutation anthropologique majeure était en cours, liée à la déstructuration graduelle du vieux monde trinitaire. Ce qui allait immanquablement se solder par l’apparition de deux phénomènes : la montée concomitante et concurrentielle de l’unarité et de la binarité.

J’ai eu alors la chance d’être entendu par un philosophe de l’envergure de Marcel Gauchet qui, par sa position dans l’édition, s’est impliqué dans la publication de mes travaux.

Ces travaux ont ensuite été reçus, entre autres, par Serge Leclaire, éminent psychanalyste. Au terme de la féconde amitié qui a duré jusqu’à sa mort, en 1994, il m’est apparu qu’il ne suffisait pas de dire qu’une mutation anthropologique était en cours, mais qu’il fallait encore montrer les voies diverses et précises qu’elle empruntait.

Pour rendre compte de la montée de l’unarité, j’ai alors écrit un livre intitulé Folie et démocratie –essai sur la forme unaire, publié en 1996 chez Gallimard dans la collection dirigée par Marcel Gauchet. Le titre le disait bien : la démocratie pouvait devenir folle. Cette idée m’était venue de mes lectures de Lacan, éclairées par Serge Leclaire, à propos de la psychose. Elle s’explique, disait Lacan, par la forclusion du Nom-du-Père. Ce que j’ai compris ainsi : si un je ne peut plus se poser ou se reposer sur une figure acceptable du il, alors ce je devient fou. Le il, c’est ce qui représente pour le sujet, le je, une antériorité, une altérité, une autorité. Ce qui revient à dire qu’il faut trois A pour que le il soit à peu près consistant. Si l’un de ces trois A manque, alors le il devient inconsistant et n’offre pas ou plus un point d’appui symbolique et imaginaire suffisant pour que le sujet y prenne appui pour se lancer à son tour et en son nom dans le monde humain, c’est-à-dire dans le monde de la fiction qui résulte de notre condition subjective entièrement tissée de discursivité.

Donc un je, ça peut devenir fou. Autrement dit, pris dans un emmêlement unaire. Ce à quoi j’ai ajouté, dans ce livre, qu’un nous pouvait aussi devenir fou. Je suis parvenu à cette proposition parce que, à cette époque, je travaillais aussi beaucoup sur l’hypothèse de la postmodernité telle qu’elle avait été formulée dès 1979 par le philosophe Jean-François Lyotard. Je rappelle de la façon la plus concise possible la définition que Lyotard donnait de la postmodernité : globalement, c’est la chute des grands récits. Chute aussi bien des grands récits de l’Antiquité (celui du Logos et celui des grands récits monothéistes) que des grands récits modernes (celui de l’émancipation individuelle par l’accès à la raison critique que les Lumières – Kant en particulier – avaient tant célébré, de même que celui de l’émancipation sociale dont le marxisme était l’emblème).

Ces grands récits étaient évidemment constitutifs d’une culture ou plutôt de cultures dans lesquelles se formaient les individus. Sachant qu’au cœur de ces grands récits se tenait une figure centrale garantissant la cohérence des différentes composantes de ces grands récits : ici dieu, là le prolétariat, ailleurs le maître…

Bref, nous étions dans un modèle religieux ou para-religieux où se trouvait la figure centrale d’un grand Sujet, un tiers, Père ou Maître. On peut donc dire que le nous, comme ensemble de sujets, tenait par cette référence (et cette révérence) au Père ou au Maître ou à l’une des figures possibles du grand Sujet, qui permettait que les petits sujets tiennent ensemble et fassent lien.

Si Lyotard avait raison, s’il était vrai que ces grands récits s’effondraient, alors il fallait en tirer la conclusion nécessaire : le nous allait se retrouver privé d’une référence à une figure centrale, un tiers faisant référence. En d’autres termes, le nous allait connaître ce que des je connaissent de temps à autre : une forclusion du grand Sujet. Ce qui risquait fort de produire de drôles de nous, en somme des nous fous, c’est-à-dire délirants.

Il était donc dans l’ordre des choses que j’examine ensuite la montée en puissance du délire dans les sociétés occidentales. Il n’était pas bien difficile de le localiser. Car il était repérable, comme dans tous les délires, à partir de l’idée fixe qu’il véhiculait : en l’occurrence, celle de la recherche de la richesse infinie. Ce qui correspondait très précisément au projet du capitalisme de la période néo-libérale, né à partir des années 1980. Si c’est un délire, c’est très précisément parce que, pour obtenir tout, il lui faudra tout détruire (les subjectivités, les sociétés, les solidarités, l’environnement…). Bref, le capitalisme porté au stade néo-libéral ultime, c’est-à-dire financier, ne peut plus que s’auto-détruire et détruire le monde dans le cours même de sa réalisation pour tirer le profit maximal de tout.

Il m’a fallu cinq livres pour mener à bien cette critique radicale de l’anthropologie libérale : L’art de réduire les têtes (Denoël 2003), Le divin marché (Denoël 2007), La Cité perverse (Denoël 2009), L’Individu qui vient après le libéralisme (Denoël 2011), Le délire occidental (LLL 2014).

Puisque je parlais dans ces travaux de l’émergence d’un nouveau dieu, le Marché, promettant non plus la vie éternelle dans l’au-delà, mais la richesse infinie ici-bas, cette période a aussi été l’occasion d’un positionnement vis-à-vis des travaux de Marcel Gauchet à propos de sa thèse majeure : la sortie de la religion. J’y souscris pour une part puisque je conviens qu’à partir du XVIIIe siècle, l’économie a émancipé le politique de la religion, de sorte que nous sommes en effet à l’occasion sortis de l’ancienne religion. Mais je n’y souscris qu’à condition d’ajouter aussitôt que, si le capitalisme nous a sorti du vieux système religieux de la transcendance, c’était pour nous faire aussitôt entrer dans un nouveau système religieux où la transcendance, loin d’être reléguée à la croyance individuelle, a été remplacée par une immanence telle que le plan divin se réalise tout seul dès lors que les individus suivent seulement et aveuglément leurs propres intérêts. La conclusion s’imposait donc à mes yeux : le Marché, devenu divin, pourrait bien constituer un renforcement de la religion plutôt qu’un pas vers sa sortie.

En effet, il n’y a même plus besoin de croire et de prier pour que la bonne nouvelle (le paradis de la richesse infinie) advienne, il suffit désormais que chacun campe sur son égoïsme. L’auteur-clef qui permet de penser cette mutation décisive apparue dans l’espace occidental, c’est Bernard de Mandeville (1670-1733) auquel j’ai consacré plusieurs analyses. S’il fallait relire ce drôle de calviniste, aussi célèbre au XVIIIe siècle qu’oublié aujourd’hui, c’est parce qu’il a avancé la thèse majeure selon laquelle ce ne sont pas les saints qui réalisent le vrai plan de Dieu, mais les « dépravés », obéissant à leur égoïsme…

Bien que penseur athée, ces considérations m’ont amené à poser que l’homme était fondamentalement un être de religion, en partant de considérations existant depuis que la philosophie s’est constituée. L’histoire (venue d’Hésiode), exposée dans le Protagoras de Platon (320c-321d) où les Olympiens confient aux anciens Titans (Prométhée et Épiméthée) la tâche de créer les races mortelles, montre que l’homme est conçu comme un être inachevé à la naissance. Ce qui, plus tard, sera nommé Hilflosigkeit (« détresse originaire » par Freud) ou « prématuration spécifique de l’homme » (par Lacan) ou encore « néoténie de l’homme » (par Stephen Jay Gould). L’homme est en somme un très-bas qui se trouve obligé pour survivre de postuler d’existence d’un Très-haut. Autrement dit, la survie de l’homme, animal néoténique, manquant comme tel de nature, passe par la création (grâce aux arts de la parole et de la représentation) d’êtres de surnature, c’est-à-dire d’êtres de culture qui, bien que n’existant pas, se révèlent dotés d’une puissante efficacité symbolique.

Et, de fait, ces êtres de surnature jalonnent l’aventure humaine : ils existent soit sous la forme d’esprits qui habitent, voire qui hantent, les lieux où résident les hommes. Soit sous la forme d’un cosmos englobant l’homme. Soit sous la forme de dieux immanents au monde qui, comme les dieux grecs de la Physis par exemple, interviennent sans cesse dans les affaires de l’homme. Soit sous la forme d’un Dieu transcendant comme dans les monothéismes qui figure un Père absolu, éternel. Soit sous la forme de religions politiques, comme dans l’absolutisme royal ou même dans la République avec l’apparition du Peuple comme nouveau grand Sujet. C’est donc à ces entités que j’ai ajouté le Marché comme dernière en date de ces créations, de forme immanente. Ce Marché qui est une religion folle parce qu’il ne promet plus l’abondance dans l’au-delà, mais dans ce monde terrestre même, au prix de la destruction de ce monde.

J’ai été amené à développer ces considérations, qui permettent de concevoir l’homme comme étant fondamentalement un être de religion, c’est-à-dire éminemment aliéné, dans plusieurs livres : Lettres sur la nature humaine (Calmann-Lévy, 1999), On achève bien les hommes (Denoël, 2005), Il était une fois le dernier homme (Denoël, 2012).

La suite logique se trouve dans un livre récent (La situation désespérée du présent me remplit d’espoir, Le Bord de l’eau, 2016). J’ai essayé de montrer que le délire occidental, fondé sur un vouloir avoir toujours plus (ce que les grecs nommaient pléonexie, l’avidité) ne pouvait que susciter, par contrepoint, un désir de pureté qui pouvait lui-même se transformer en un nouveau délire d’allure fondamentaliste. Celui du jihadisme par exemple où la recherche d’une pureté, garantie par un retour à l’alliance originelle avec Dieu, peut se transformer en souillure absolue par le massacre furieux et spectaculaire des « mécréants ». Mais ce n’est pas tout puisque ce second délire peut à son tour en engendrer un troisième, le délire identitaire, qui peut se transformer en guerre civile par la recherche et l’extermination des corps « étrangers ».

Bref, il n’est pas impossible que nous soyons entrés dans une nouvelle (et peut-être ultime) phase de l’histoire humaine. Une phase tragique car ni le délire fondamentaliste, ni le délire identitaire ne sont sont capables d’enrayer la progression du délire occidental. Lequel continuera donc de s’étendre de deux façons.

D’une façon unaire et délirante. Dans ce délire occidental, la pléonexie (vouloir toujours plus) se transforme en effet en risque de tout perdre (dislocation des subjectivités, déchirure du lien social, épuisement de la planète, destruction des bases mêmes de la vie et des grands équilibres écologiques).

D’une façon binaire, prétendant reconfigurer la vie. Dans  ce délire occidental, la binarisation du monde affecte les deux dimensions où existe, consiste et persiste le sujet : le niveau biologique (de plus en plus génétiquement modifié grâce à la puissance opérationnelle de l’algorithmique binaire) et le niveau symbolique (de plus en plus encombré de machines à communiquer fonctionnant grâce à la programmation binaire qui constitue la base des grammaires permettant l’écriture des ordinogrammes, quel que soit leur langage).

Cette montée en puissance du binaire encouragent d’aucuns à croire que le temps est venu de renoncer à la grande et récurrente imperfection des traitements narratifs fondés sur un tiers rédempteur promettant le bonheur pour une autre vie. Face au problème dont souffre constitutivement l’humain – son état de détresse et d’incomplétude originelles –, ils prônent, non plus une solution narrative, mais une remédiation réelle, fondée sur une réécriture du bios humain (où l’ADN est considéré comme un programme sur lequel on peut et on doit , grâce aux logiques binaires,  intervenir pour créer des organismes génétiquement modifiés) et son interfaçage avec des puces et des machines.

Si cela se produit prochainement, comme tout semble l’indiquer, nous sortirons de l’époque de la postmodernité pour entrer dans une ère nouvelle, celle de la posthumanité. Terme à prendre au pied de la lettre car il signifie que nous entrerons bientôt dans l’ère du posthume puisque ce sera alors le principe de commune humanité, c’est-à-dire de communauté humaine, qui sera devenu caduque.

Cependant, comme le pire n’est pas toujours sûr, il était important de se joindre à d’autres penseurs qui, comme moi, redoutent un collapsus prochain de l’humanité pour essayer de mettre au point quelques principes guidant l’action publique qui pourraient, peut-être, permettre de refonder un monde pérenne. Ce qui m’a conduit à contribuer à la création du « mouvement convivialiste ».

Ce qui revient probablement à se retrouver, comme le disait le grand Borgès, dans la position du gentleman : celui qui ne défend que des causes perdues d’avance.