Les observations cliniques fondées sur l’analyse de discours conduisent à penser que tout délire se déploie en trois, voire en quatre temps.
1°) Tout d’abord, le délire procède d’une idée fixe, tautologique, d’où résulte une croyance fausse ou partielle, voire une pure et simple illusion ou un mensonge, que le sujet au délire veut absolument préserver.
2°) Le délire présente ensuite la particularité de tellement résister à tout contre-argument convaincant, voire même à la preuve du contraire, que toute objection ne fait que renforcer la croyance initiale.
3°) Ce renforcement peut aller jusqu’à la création d’un système total dont le délirant se fait le maître absolu. Il devient alors le dieu d’une nouvelle religion qui doit s’imposer au monde (exemple : le délire du Président Schreber, qui a été analysé par Freud). À noter que beaucoup de délirants ont la sagesse d’en rester là. Nous leur devons assistance pour oser explorer ainsi, à notre place, notre folie constitutive, résultant de l’idée que je est je. D’autant que, chez certains d’entre eux, cette exploration prend des formes sidérantes – il suffit de lire Artaud ou de regarder les œuvres de ceux qui peignent, sculptent, tissent sans relâche – tout ce que le peintre Jean Dubuffet regroupait dès 1945 sous le nom d‘Art Brut et qu’on appelait auparavant l’ « art des fous ».
4°) Cependant, d’autres vont un cran plus loin. Certains délirants vont en effet jusqu’à tenter de forcer la réalité pour qu’elle s’accorde à leur délire. Ceux-là sortent alors de la création artistique pour entrer dans une tentative de recréation du monde réel. Il ne reste plus alors à ceux qui sont fous sans pouvoir étancher leur folie dans un fabuleux art brut — brutalisant comme tel l’art cultivé — qu’à se livrer à quelques marottes dans des asiles ou… à haranguer les foules. Ce qui peut fasciner bien des névrosés, sujets à des failles identitaires, qui s’oseraient jamais aller si loin. Cela donne alors des délires politiques qui se repèrent à ce qu’ils obtiennent dans la réalité des résultats exactement opposés à ceux qu’ils visent. Ils se déploient en effet selon la logique auto-référentielle de l’unarité (voir ce terme) : tout terme défini par lui-même amène à des développements infinis qui se résolvent en néant ― le totum ne peut se résoudre qu’en nihil.
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Nous sommes aujourd’hui aux prises avec trois délires politiques mortifères qui, chacun, produisent des résultats exactement contraires à ceux qui sont promis.
• Dans le premier, le délire occidental, la pléonexie (vouloir toujours plus) ultralibérale se transforme en risque de tout perdre (dislocation des subjectivités, déchirure du lien social, épuisement de la planète, destruction des bases mêmes de la vie sur terre).
• Dans le second, le délire théo-fasciste (celui de l’islamisme jihadiste), on prétend, contre la dépravation crûment affichée par l’Occident, restaurer une pureté absolue. Et, bien sûr, la façon d’y parvenir ne peut qu’amener des maux pires que ceux qu’il faut combattre. La pureté originaire revendiquée, lorsqu’elle se réalise ainsi, se transforme en souillure et en horreur absolues. On tranche en effet à tout-va des mains et des têtes, on perfore des corps, on tire au hasard dans le tas, on mitraille au jugé la foule des mécréants.
• Le troisième, le délire identitaire, se présente comme un rempart contre les deux premiers en prônant un retour à la patrie. Non pas une patrie fondée sur un principe universaliste (du type « liberté, égalité, fraternité »), prête à s’ouvrir à qui ferait sien ce principe. Mais une patrie refermée sur elle-même, désignant des boucs émissaires, des ennemis étrangers, pour que des acolytes réputés « amis » se regroupent et décrètent contre eux l' »état d’exception » – on retrouve là les conceptions de Carl Schmitt qui ne fut pas nommé pour rien président de l’Union des juristes nationaux-socialistes en novembre 1933. Cette obsession de la grandeur de la nation participe en fin de compte d’une idéologie raciale qui ne peut, là aussi, qu’amener sa perte puisque le tout est appelé à finir en guerre civile, en guerre de « race » et d’élimination, de préférence des non-Blancs par les Blancs.
Nous vivons une époque tragique car ces trois délires font en effet système : on tend à ne sortir de l’un que pour entrer dans l’un des deux autres.